Je faisais promenade matinale dans le givre ardéchois au lendemain du grand réveillon qui nous avait transportés dans une nouvelle année, quand je vis ces trois vaches (ces trois veaux) qui broutaient des chiffres. Peu de temps après arriva le fermier dans sa petite camionnette Renault. Je compris que ce n'étaient pas des chiffres que les veaux broutaient, mais le foin que venait leur porter leur soigneur. Car pour le paysan point de trêve ni de jour de congé. Chaque jour que Dieu fait (ou un autre gars logé tout là-haut), il vient nourrir ses animaux. J'étais donc en terre de mes ancêtres, pas loin de celle qui porte mon nom, dieu solaire gaulois Belenos. L'Ardèche avait pris un coup de vieux en une nuit, elle avait blanchi et resplendissait au soleil du 1er janvier 2017. J'avais passé la nuit en excellente compagnie de gens pour la plupart inconnus, dans une grande bâtisse ardéchoise réinvestie par des profs, et aménagée formidablement et écologiquement. Je me sentais chez moi et bien. Il flottait dans l'air comme un parfum d'amour et d'alcool, (un peu d'herbe aussi). On avait bu mangé et dansé, car comme me disait une des invitées à une heure bien alcoolisée, alors que je commençais à m'enfoncer dans un canapé: "Allez B viens danser on n'a qu'une vie et on sait pas si on sera pas mort demain". OK. Je m'étais levée en me disant que l'alcool c'est quand même chiant et retors. On a fini toutes les deux le cul dans la cheminée après avoir fait trois tours de piste à l'envers. Après ça je décidai d'aller me coucher sur le coup des 5 h de façon à trouver les vaches du matin et l'accueil du fermier, le givre, le soleil, pas top tard. Je dormis comme un bébé ronflant dans la chambre d'un des fils de la maisonnée qui avait déserté la casa des vieux pour aller faire la teuf avec des filles et des gars de son âge. Il y avait un petit squelette en plastique sur le bord de la fenêtre. Je le vis en me réveillant, ainsi que deux nanas enroulées dans des duvets qui dormaient à même le plancher. J'avais donc bien fait de me coucher avant les autres, en piquant un lit disponible. Je pris une douche chaude à l'eau de pluie, enfilai prestement trois pulls et un bonnet, et hop me voilà dehors dans le grand froid ardéchois au coeur de l'hiver. Je découvris ainsi le lieu où j'avais dormi, car j'étais arrivée la veille nuitamment et dans le brouillard. A l'aveugle. Sans GPS, j'avais frappé à une porte là où il y avait de la lumière et un vieux militaire à la retraite (je l'appris par la suite qu'il était militaire) grincheux, une lampe à la main, me conduisit jusqu'à la maison des copains en marmonnant des mots incompréhensibles dans lesquels je reconnus le prénom de mon amie Emilie. Boum boum boum, la musique donnait déjà du coeur à la bâtisse. La suite vous la connaissez, la bouffe, l'amour, l'alcool, le cha cha cha, le cul dans la cheminée, la chambre d'un des fils.
Ce que je vis en ce matin du 1er janvier 2017 m'enchanta. J'étais Alice au Pays des Merveilles. Je traversais le miroir. Tout était brillant et blanc. Chaque branche morte recouverte d'un épais manteau immaculé appelait mon regard, y compris les chaussures des gosses laissées en haut des escaliers, attendant leurs propriétaires, des lutins lunaires. Le soleil était déjà à la moitié de son zénith, rasant les arbres, leur donnant dans la brume légère une dimension supplémentaire. Deux pommes laissées dans un pommier étaient suspendues au temps comme au givre. Dans la mare un canard en plastique était figé, la tête sortie, sous lui un tuyau enroulé comme un serpent prisonnier de la glace. Deux poules picoraient pas loin. Un chien-loup passa, suivi d'un chat gris bourru, faisant comme s'ils ne m'avaient pas vue. Le chemin m'attendait au-delà des grilles rouillées et ouvertes entre les murs de pierre, creusé entre les champs par le sillage de la petite fourgonnette Renault. Quand le fermier arriva je lui envoyais ravie un joyeux "bonne année". Meilleurs voeux me répondit-il. Et cela me réjouit plus que tout. Les paroles d'un étranger qui ressemblait au grand-père qui jamais ne manquait d'aller soigner ses bêtes et surtout un lendemain de fête. Elles étaient les premières à être servies, les bêtes. Il savait que sa vie en dépendait et il les respectait. Sans doute il les aimait, ses bêtes, comme il disait.
De retour après une grande marche revigorante, un thé chaud m'attendait avec une brioche délicieuse confectionnée par une jeune libraire qui avait dormi là aussi. Les reliefs de la nuit avaient disparu. Certains invités aussi. Mais nous étions encore une bonne dizaine en ce 1er janvier 2017 à célébrer la beauté de l'amitié et des paysages infinis de l'enfance retrouvée.